Ça y est, les librairies vont rouvrir, et comme le dit ce post facebook de Xavier Gorce que j’ai partagé deux fois parce que je l’ai trouvé génial, ceux qui gueulaient vont pouvoir recommencer à n’y foutre jamais les pieds.
Sauver les libraires, c’est un truc qui a toujours été populaire, même avant la mode des commerces de proximité. Il n’y a pas si longtemps, il fallait sauver votre libraire de proximité de la FNAC, de Cultura et des quelques autres grandes librairies qui lui bouffaient des parts de marché. Puis, il a fallu le sauver lui (et ses concurrents qu’il n’apprécie pas du tout d’ailleurs, parce qu’ils sont tous très malhonnêtes, alors faut pas aller chez eux), mais aussi la FNAC de proximité, le Cultura de proximité, les grandes surfaces de proximité, et plein d’autres organismes de proximité du géant Amazon et du numérique, qui bouffent des parts de marché à tout le monde sans discrimination. Et maintenant, il va falloir sauver tout ce petit monde de la faillite.
Ne vous y trompez pas, si on n’arrête pas de vous répéter qu’il faut sauver les libraires, ce n’est pas juste parce que ce sont de sympathiques commerçants de proximité qui font tout le charme de votre ville, c’est aussi parce qu’ils rapportent du pognon à leurs éditeurs, et par extension aux artistes qui travaillent pour eux (bon d’accord, les artistes ne sont pas les mieux lotis, et je leur consacrerai quelques articles ultérieurement) Mais concrètement, de quoi faut-il les sauver, au juste ? Quels sont les facteurs qui contribuent à leur manque à gagner de nos jours ?
Pour commencer, il faut les sauver du numérique. Un livre vendu en version numérique, c’est un livre qui n’a pas été vendu par un libraire. Et ce n’est pas seulement le libraire, qui en subit le manque à gagner. Si on parlait un peu de l’éditeur ?
L’inconvénient majeur du numérique pour un éditeur est relativement difficile à comprendre, parce que depuis l’apparition des médias numériques, qui a entraîné la généralisation du piratage, les producteurs de musique ont essayé de noyer le poisson pour conserver le plus longtemps possible leur ancien système de diffusion. Pour rester dans l’exemple de la BD, cet inconvénient tient au fait que dans un système exclusivement numérique, l’éditeur vend ses livres un par un. Dans un système de vente de livres imprimés, seul le libraire, en bout de chaîne, vend les livres à l’unité. L’éditeur, lui, encaisse les commandes groupées, gère les retours, et profite globalement de la visibilité de ses livres en librairie. Avec un budget initial conséquent, une bonne gestion des commandes, et le contrôle direct ou non des différents intervenants dans la chaîne, un grand éditeur peut retirer des bénéfices, même de livres dont les ventes ne sont pas terribles.
Il s’agit plus globalement du processus adopté par tous les producteurs qui vendent des objets fabriqués en plusieurs exemplaires, qu’il s’agisse de maisons de disques, d’éditeurs de livres, ou autre. En fait, ce qui intéresse un éditeur, ce n’est pas de vendre un livre, c’est de vendre un objet qui en l’occurence se trouve être un livre. Vendre les objets un par un, c’est le rôle du libraire, en bout de chaîne. Le but de l’éditeur n’est pas de vendre un objet à un client final, mais de vendre une grande quantité d’objets à plusieurs revendeurs, en passant par tout un processus de distribution qu’on appelle la chaîne du livre.
Et qu’arrive-t-il à l’éditeur s’il adopte un processus de distribution exclusivement numérique ? Il vend ses livres un par un, et se retrouve plus ou moins dans le rôle du libraire, ce qui n’est pas du tout son intérêt. Tous les acteurs de la chaîne du livre pâtissent de la vente à l’unité de leurs livres numériques.
Il n’y a naturellement qu’une seule conclusion possible : le numérique, c’est le Mal, il faut tout faire pour en détourner le client, et le pousser à acheter uniquement de l’objet pour que la machine continue de tourner. Et ça tombe bien, parce qu’acheter un livre imprimé, ça va contribuer à sauver les libraires.
Pour le moment, détourner les lecteurs du numérique n’est pas bien difficile, parce que même le public de 2020 a grandi avec les livres imprimés. Pour les enfants, en revanche c’est l’inverse. Les fournisseurs des bibliothèques numériques municipales, départementales, de comités d’entreprise et d’autres organisations, dont on n’essaie de ne pas trop faire la publicité (vous en avez entendu parler, vous ?!) ont à présent des contrats avec les fournisseurs d’accès Internet, qui accordent parfois l’accès à la bibliothèque gratuitement pendant une certaine période, et les enfants lisent sur leurs téléphones.
Mais ça résiste quand même. Malgré la baisse des coûts d’une édition numérique par rapport à une édition imprimée, les versions numériques des BD sont toujours vendues à prix prohibitif pour ne pas faire concurrence à leurs équivalents imprimés, et les bibliothèques numériques disponibles sur abonnement basées sur le modèle de Spotify ne contiennent pas toutes les BD de tous les éditeurs. Pour prendre l’exemple des États-Unis, Marvel et DC disposent à présent de leurs propres bibliothèques numériques, auxquelles les lecteurs peuvent s’abonner (séparément bien sûr…) pour avoir accès à une énorme quantité de comics… avec un décalage par rapport aux nouveautés de trois mois chez Marvel et six mois chez DC ! Dans le meilleur des mondes, cette politique de prix prohibitifs et de privation pour canaliser les clients vers les lieux qui rapportent le plus devrait être efficace… En tout cas, elle a commencé dès la création des bibliothèques numériques, et elle se poursuit à ce jour…
Ça en fait des dangers pour les libraires, ça ! Je crois que je n’ai rien oublié… Ah si ! Les auto-éditeurs. Il faut les sauver aussi de ces types un peu louches dont les BD ne sont pas en vente en librairie parce qu’ils n’en ont pas les moyens. En effet, même si la marge des libraires sur les livres vendus n’est pas très importante, la marge qu’un auto-éditeur est prêt à leur céder à perte les fait quand même bien rigoler… Les livres des auto-éditeurs sont donc vendus par d’autres moyens, ce qui constitue… un manque à gagner pour le libraire ! En effet, lorsqu’un est livre vendu par quelqu’un d’autre que le libraire, les sous ne rentrent pas dans sa caisse, et quand les sous ne rentrent pas dans la caisse d’un commerçant, c’est un manque à gagner. Et avec les commerçants, faut pas rigoler avec le manque à gagner… J’ai déjà abordé le concept dans l’article Comment soutenir un auteur, mais je crois que je vais y revenir souvent, parce qu’il me paraît très important…
Ce sera peut-être plus parlant si je commence en prenant l’exemple des festivals de BD, dans lesquels les libraires, les éditeurs et les artistes sont des acteurs majeurs. On en parle dans un prochain article !