Au vu de la baisse de leurs revenus, les auteurs de BD voudraient toucher leurs droits d’auteur avec avantages associés, les éditeurs persistent à vouloir les payer avec l’ancienne méthode (la méthode à la française : vous présentez un projet, on voit si on l’accepte où non, si c’est OK, on vous paie en droits d’auteur, et puis, ben on voit si ça marche, et sinon on essaie quelqu’un d’autre, voilà…), au lieu de faire une étude de marché, monter un projet en amont, faire un appel d’offre, et passer une commande à un artiste où un studio, ce qui permettrait de développer les studios et donnerait une chance aux artistes débutants de se perfectionner avant de se lancer, puis créer leurs propres studios, etc. Incidentellement, cette méthode aurait également pour effet de remonter le niveau qualitatif de la BD française, qui en a quand même bien besoin. Au lieu de favoriser la création artistique, les éditeurs sont aujourd’hui en train de la bloquer. Avec cette méthode de paiement complètement inadaptée à la conjoncture, le nombre d’artistes qui n’auront créé qu’un seul album avant d’arrêter de délirer et se trouver un vrai métier va vite devenir impressionnant.
Il y a quelques mois, Guy Delcourt conseillait aux auteurs qui ne s’en sortent pas de changer de métier, et sur ce point, je suis d’accord avec lui : si la création d’une BD est perçue uniquement comme un moyen de gagner sa vie avec un système de rémunération inadapté, il faut changer de métier. Denis Bajram voit le mal que ça ferait au monde de la BD, et je suis d’accord aussi (dans son texte sur le sujet, que j’ai lu sur Facebook, je me demande d’ailleurs s’il se rend compte à quel point il rejoint Delcourt tout en le critiquant) : si créer une BD est une passion, il ne faut surtout pas arrêter. Mais il faut manger aussi, donc, dans les conditions actuelles, il faut avoir un vrai métier en parallèle, et passer des heures à travailler chez soi sur sa BD. Des heures de travail pour ne gagner presque rien en espérant un jour avoir du succès dans un système obsolète et cloisonné qui favorise l’échec.
Payer en droits d’auteur, ça marche quand l’économie est en pleine croissance et qu’il n’y a pas beaucoup d’auteurs sur le marché. En récession (et la récession n’est pas née avec le confinement, elle était prévue depuis des années), payer uniquement en droit d’auteurs des artistes qui deviennent de plus en plus nombreux, et vendent en conséquence de moins en moins, va donner des résultats catastrophiques très rapidement.
Passer une commande, même si c’est plus risqué pour l’éditeur, c’est beaucoup plus sain que payer en droits d’auteur. Si vous payez en droits d’auteur, vous travaillez avec un artiste. Un artiste, c’est quelqu’un qui souffre, et personne ne comprend sa souffrance. Si vous passez une commande à cette même personne, vous travaillez avec un entrepreneur. Un entrepreneur, c’est quelqu’un qui doit faire face à une quantité de problèmes et qui est constamment en train de réfléchir à des solutions. À l’heure actuelle, entre les artistes qui ont envie de mettre un gilet jaune pour faire comme les gens qui ont un vrai métier (comprenez par là un métier salarié, souvent nettement préférable à tout autre vrai métier…), et les éditeurs qui se prennent pour leurs papas et les envoient dans leurs chambres sans rien changer à leurs méthodes de paiement, il suffirait d’une crise économique pour que le monde de la BD coure droit à la catastrophe. Et justement, je crois qu’on y est.
Et quel est le modèle économique qui va émerger de toutes ces conneries ? Ben, je crois que c’est le mien. Depuis 12 ans, je paie mes artistes à la planche, et je prévois de leur donner des royalties quand j’imprimerai mes livres en grande quantité (pour le moment, je reste en impression à la demande, par manque de moyens). Je conserve les droits d’auteur pour éviter les blocages dus aux différents créatifs, mes séries de BD se déroulant dans le même univers, et aucun de mes artistes ne s’en porte plus mal. J’ai commencé il y a 12 ans, avec des tarifs inférieurs à ceux pratiqués chez Marvel pour un premier contrat, mais qui restent corrects si l’artiste habite dans un pays dont le coût de la vie est moins élevé qu’en France. Il y a 12 ans, je faisais bien rigoler les dessinateurs français, qui voulaient être payés 350 euros par planche. 12 ans plus tard, même si je n’ai pas pu accepter d’augmentation de tarifs parce que je suis toujours en déficit (avec cette méthode, tous les risques financiers sont pour moi), je me suis appliqué à ne jamais les renégocier à la baisse, et quand j’en reparle avec des dessinateurs professionnels français, on me dit maintenant que ces tarifs ont l’air corrects, ce qui est vraiment très mauvais signe… Dans un monde idéal, ces dessinateurs devraient rigoler au moins deux fois plus fort.
Je parle de temps en temps de tout cela avec d’autres collègues édités, mais ils vivent dans un monde dont je ne fais à l’évidence pas partie, et qu’en tant que simple humain, je ne suis pas censé comprendre. Après tout, un scénariste en auto-édition, ce n’est pas vraiment un scénariste au sens où on l’entend, c’est juste un gars qui édite ses propres productions parce qu’il n’est probablement pas assez bon pour être édité chez les grands. Comment pourrait-il comprendre les gens qui souffrent, et est-ce qu’il sait seulement combien d’argent on est censé gagner pour bien gagner sa vie ? Je préfère ne pas le savoir d’ailleurs, j’ai peur d’avoir une mauvaise surprise…
Du coup, on lit et on entend tout et son contraire. Le plus marrant, c’était l’artiste qui avait dessiné l’année dernière une image de la statue de Goscinny (ou une statue d’Asterix, je sais plus) en expliquant que dans les conditions actuelles, Asterix n’aurait jamais pu exister. Ça se discute, mais c’est oublier que Goscinny était aussi rédacteur en chef de Pilote en plein mai 68. Et les artistes de l’époque n’étaient pas des tendres… À la limite, si vous voulez avoir un aperçu des conséquences possibles de toutes ces conneries, de ce qu’il se passe quand des auteurs se mettent à craquer, comme le dit Denis dans sa réponse à Guy, vous pouvez lire le petit livre qui a été consacré aux événements à cette adresse. Bon, je vous donne une adresse Amazon parce que c’est plus facile, mais ne le prenez pas mal, hein ? Vous pouvez aussi sauver votre libraire en le commandant par son intermédiaire. Au moins, vous aurez le titre…
Avec le temps, on va oublier la lettre de Guy dans Casemate 135 et la réponse de Denis sur Facebook, donc j’ai créé une page d’annexe consacrée à tous les documents relatifs aux auteurs et à la chaîne du livre à cette adresse.